J’ai
eu la chance extraordinaire d’avoir fait des études (de Master/ DEA et de
doctorat) dans une université occidentale prestigieuse, telle que l’EHESS. Les
avantages ont été cruciaux: l’accès à une expertise
académique de premier ordre (professeurs, bibliothèques, etc.), l’ouverture sociale et culturelle (accès
à des patrimoines culturels nationaux et/ou universels, mais aussi pour avoir connu
des personnes d’un univers culturel différent du nôtre et pourtant humainement
tellement proches – avec lesquelles je continue à maintenir des relations étroites,
de collaboration); enfin, paradoxalement, la distance à la fois géographique et mentale par rapport à la réalité
et aux problèmes de mon pays d’origine (avec toutes ses crises économiques,
politiques, culturelles, identitaires, etc.) m’a permis de voir d’une manière „éloignée”,
moins engagée, à penser les crises et souffrances de la société moldave d’une
manière plus objectivante – sinon objective – comme objet de réflexion, au lieu
d’être moi-même mu et manipulé par ces crises multiples.
Le
dernier avantage – d'ordre euristique – peut se traduire aussi en un risque
psychologique et social pour l’étudiant étranger (de l’Est) dans une métropole
occidentale, à savoir la marginalité
et le dépaysement. A force de
s’intégrer dans le milieu d’adoption, on cesse quelquefois de comprendre intimement
– quasi inconsciemment, jusqu’à l’identification complète – notre société
d’origine, avec ses malheurs et souffrances. On risque de devenir en quelque
sorte des marginaux à la fois dans le pays d’adoption et dans
celui d’origine. Ce risque persiste même lorsqu’on prend la décision ferme
de rester (dans le pays d’adoption) ou de revenir (dans le pays d’origine).
Tous
mes amis moldaves (en général les amis originaires de l’Europe de l’Est) qui
ont pris la décision de rester dans le pays d’adoption (France ou Canada), même
les plus intégrés au point de vue systémique (ayant des postes dans des entreprises
importantes), continuent à vivre à la fois leur marginalité dans le système
d’adoption et leur dépaysement par rapport à leur pays d’origine (la Moldavie).
Le dépaysement va souvent de pair d’ailleurs avec une certaine forme de
patriotisme, parfois exacerbé (à l’égard de la patrie d’origine): même
installés dans des postes et statuts très confortables, mes amis continuent à
être vivement préoccupés par tout ce qui passe en Moldavie, en politique comme
dans leurs anciennes relations personnelles. Les réseaux sociaux sur l’Internet
diminuent quelque peu leur dépaysement et leur offre un moyen d’exprimer et de faire
agir leur sentiment patriotique. D’autre part, mes amis et collègues qui ont
pris la décision (difficile, on le comprend) de revenir en Moldavie et qui ont
essayé de se réinsérer dans les systèmes locaux restent eux-aussi des
marginaux, parfois en dépit – ou en raison même – de leur position avantageuse,
s’ils ont eu la chance de trouver un poste dans le système non gouvernemental ou
dans des programmes internationaux.
Quand
je suis revenu en Moldavie fin 2006, à la suite d’une décision non moins difficile
(bien que prise d’avance), le contexte personnel m’y aidant, j’ai dû accepter
des fonctions subalternes, mal payées, dans une université de Chisinau,
écrivant entre temps, pour survivre matériellement, des articles pour un
magazine à la mode. Ce faisant je cherchais une source de subsistance plus substantielle
et plus stable. En 2009, lorsque, pour multiplier mes chances de réussite, j’ai
commencé à chercher des possibilités de retourner en France ou au Canada, la
bourse du programme Academic Fellowship
Program – accordée par l’Open Society Institute aux enseignants
moldaves ayant fait des études en Occident – m’a donné une raison sérieuse de
rester.
Malheureusement, cette bourse a été interrompue au bout
d’un an du fait que je n’ai pas eu l’intelligence de m’adapter à l’administration
– oppressive, disons-le franchement – du département où j’ai été engagé. Soit
dit en passant, les étudiants moldaves dans les universités occidentales ne
s’attendent pas à ce qu’ils soient reçus comme des messies dans les milieux
professionnels du pays d’origine. Tout en étant parfois surqualifiés selon les
paramètres occidentaux, ces derniers font des efforts importants pour trouver
un poste honorable dans leur pays, en usant de tous les capitaux sociaux qu’ils
détiennent pour une réintégration quelque peu efficace.
Une conjoncture heureuse a fait que, en 2009, l’ancien
coordinateur de l’AFP ait dû quitter le pays en me recommandant pour ce poste à
la direction du programme. A l’issue d’une sélection, j’ai été nommé dans le
poste de coordinateur de ce programme en Moldavie. Academic Fellowship Program m’a permis de pouvoir contribuer, muni
de certaines ressources institutionnelles, au « retour des cerveaux »
dans mon pays.
En tant que coordinateur de l’AFP j’essaie de trouver de bons candidats pour cette bourse parmi
les diplômés moldaves de Master ou de Doctorat en occident et de les
recommander à enseigner dans les départements partenaires ainsi que de veiller
à la bonne activité de ces boursiers dans le cadre de leurs départements
respectifs. A vrai dire, ce n’est pas une tâche facile. Souvent je dois faire du
lobbying extrêmement compliqué pour convaincre un chef de département à
accepter un candidat potentiel, possesseur entre autres d’un diplôme de Master et/
ou Docteur dans une université occidentale. Je n’y arrive pas toujours.
Tout ce témoignage n’y est pas pour victimiser les
« pauvres » diplômés moldaves des universités occidentales qui font
des efforts « désespérés » de réinsertion dans leur société
d’origine. Au contraire, je crois qu’ils sont des privilégiés (malgré leur marginalité), en raison de leur haute qualification (qui leur donne des chances accrues d’une insertion
professionnelle avantageuse, dans leur pays ou à l’étranger), de la connaissance des langues (qui leur
assure l’accès à différentes ressources et une certaine ouverture culturelle),
tout cela associé à une liberté de
mobilité importante.
Ces outsiders privilégiés
peuvent devenir les agents d’une
« révolution tranquille » (pour évoquer une expression chère aux
Canadiens francophones), capables de hâter la transition de leur pays vers une modernité et une démocratie confirmées et durables. La question est de savoir si leur pays est
prêt à les accueillir.
(Ce texte a
été présenté à la conférence « La fuite des cerveaux : comment faire revenir
les jeunes diplômés dans le pays d’origine ? Stratégies et expériences »
tenue le 1er mars 2012 à ULIM, Chisinau).
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