Les prémisses d’une situation de conflit sur
le Dniestr apparaissent en juillet 1924, lors de la création de la République
Socialiste Soviétique Autonome Moldave (RASSM) sur la rive gauche du fleuve.
L’agression est au début unilatérale – dirigée depuis la rive gauche vers la
rive droite – et comporte une dimension médiatique incontournable. Les médias
locaux (les journaux Le Laboureur Rouge, puis la Moldavie socialiste,
la revue littéraire Octobre et la radio de Tiraspol) n’arrêtent de
blâmer l’ « occupation » de la Bessarabie « prolétarienne » par la Roumanie «
capitaliste ». De l’autre côté du Dniestr, les réactions viennent tardivement
et sur un ton quelque peu timide.
Depuis le début des années 1930, la revue La
Vie de la Bessarabie (parmi d’autres périodiques) se fait un vrai devoir
de produire et de diffuser de la « propagande anti-communiste », dénonçant la
dénationalisation et l’oppression auxquels seraient soumis les Roumains de
Transnistrie par le pouvoir soviétique. Depuis la rive gauche, la guerre
médiatique avec la Roumanie suit une tactique irrédentiste par rapport au
territoire de la Bessarabie, que les idéologues et les politruks bolcheviques
ne cachent pas.
Sur la rive droite, certaines voix présentent en revanche, avec une prudence savante, des arguments historiques qui visent à démontrer la continuité de l’habitation des Roumains en Transnistrie, depuis les campagnes de Trajan. En juillet 1941, ce discours irrédentiste devient plus précis et maximaliste: d’après lui, la Transnistrie comprendrait tout le territoire jusqu’au Boug et elle serait habitée en proportion de 90% par des Roumains. Cependant, la Transnistrie a été rarement considérée par les politiciens et les idéologues roumains comme une « terre roumaine » à part entière. Ainsi, sous le gouvernement Antonescu (réputé être le plus nationaliste), ce territoire a été transformé en une « zone-poubelle », destinée à la déportation des citoyens indésirables d’origine tsigane et juive.
En RASSM, l’attaque idéologique fait partie
d’une stratégie d’expansion conçue sur le modèle du Piémont. Cette stratégie
comprend la promotion des « cadres » administratifs d’origine autochtone
(roumanophones) et d’origines sociales « saines » (de parents ouvriers ou
paysans pauvres), formés à partir de fin 1920 dans les tehnikums (collèges
techniques) et les instituts pédagogiques (sorte d’écoles normales). Ils vont
remplacer l’ancienne élite intellectuelle et administrative, sacrifiée lors de
la Grande Terreur de 1937-38. Cette nouvelle élite a aussi la fonction -, qui
prouvera ultérieurement son utilité – de coloniser l’administration de la
Bessarabie, après son annexion et la formation de la République Socialiste
Soviétique Moldave (RSSM) en 1940.
Depuis lors, l’origine transnistrienne est un
facteur important d’engagement et de promotion des jeunes diplômés et
professionnels dans les structures administratives de la RSSM. « Si vous voulez
être ministre, vous devez être d’au-delà du Nistru (Dniestr) » – dit un
proverbe qui circulaient parmi les intellectuels moldaves (bessarabiens) de
l’époque soviétique. Néanmoins, ce dicton épuise considérablement sa validité à
partir du milieu des années 1950, à mesure qu’un nombre croissant de diplômés
(d’origine bessarabienne) sortent des institutions soviétiques d’enseignement
supérieur et spécialisé.
Durant cette même période, le Parti communiste
de la RSS Moldave s’ouvre progressivement à de nouveaux membres originaires de
Bessarabie (avant le milieu des années 1950, la réception au Parti des
candidats d’origine bessarabienne est très rare). Cette ouverture relative dans
la politique de recrutement des « cadres » administratifs est concomitante,
dans le domaine culturel, avec la « roumanisation » de la langue littéraire et
de la haute culture « moldave » ; la langue reconnue officiellement comme «
moldave » devient dès lors identique au roumain littéraire, à la seule
différence près de l’alphabet cyrillique.
A contre-courant avec la tendance à la «
bessarabénisation » des élites et à la « roumanisation » de la langue et de la
haute culture à Chisinau (à partir du milieu des années 1950) et en rupture
avec les politiques de « moldavisation » et d’« indigénisation » promues par
les autorités soviétiques jusqu’en 1937 (pour promouvoir la langue « moldave »
et les engagés autochtones dans les institutions administratives et culturelles
de la République), la Transnistrie est fortement russifiée à partir de 1944 sur
la vague d’industrialisation massive de cette région (les investissements
soviétiques étaient bien plus réduits dans la construction d’entreprises
industrielle dans la partie occidentale de la RSSM). Le conflit sur le Dniestr
en 1992 a ainsi pour origine un clivage des élites, créé et approfondi par les
autorités soviétiques à travers la formation et le recrutement différenciés des
« cadres » sur les deux rives du Dniestr autour du pôle industriel, d’une part,
et du pôle politique et culturel, d’autre part. Ce clivage s’est accentué par
le fait que les entreprises industrielles de la République étaient largement
tributaires des systèmes centralisés, tandis que le domaine culturel
bénéficiait d’un degré accru d’autonomie par rapport au centre de l’empire.
Aujourd’hui, la « réunification » de la
Moldavie par l’absorption de la Transnistrie semble être acceptée par tous les
acteurs politiques visibles comme une solution sine qua non pour la
modernisation et l’intégration européenne de la République de Moldavie.
Toutefois, au sein d’un certain milieu d’intellectuels et de politiciens sans
véritable représentation en Moldavie circule discrètement l’idée – quelque peu
dissidente et avec une assez faible légitimité, étant soupçonnée d’être sous
influence russe – selon laquelle la République de Moldova devrait se
débarrasser du « ballast » transnistrien pour maintenir son identité propre et
pour faciliter son intégration européenne.
Depuis près de vingt ans, la frontière sur le
Dniestr continue à approfondir ses bornes et à aiguiser ses barbelés, tant dans
l’esprit des habitants des deux rives que dans la réalité du territoire.
L’histoire de la coexistence des deux régions (la Bessarabie et la
Transnistrie) et surtout les vingt ans de « guerre froide », qui ne promet pas
de s’achever dans un avenir proche, montre que l’écartement des frontières
mentales (à travers la construction d’un climat de confiance) ne dépend pas
nécessairement de l’élimination des frontières politiques. À ce stade de
belligérance étouffée entre les deux rives, ces objectifs semblent même assez
contradictoires.
Publié dans Grotius
international. Géopolitique de l'humainitaire, le 27 octobre 2011.
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